Au goût de sel et de sang

     Aussitôt qu’il ouvre la porte, une brise ronde et marine vient se presser contre sa joue, le tirant par en avant, l’invitant doucement à mettre un pied devant l’autre. Maurice Orage s’engage dans une rue absolument déserte, puis dans une autre, aussi déserte que la première. Il n'est que 22 heures mais il pourrait aussi très bien être 2 heures du matin. Cèdres taillés, jardinets, allées privées garnies de coupés de luxe : tout roupille dans la pénombre. 

     Elizabethville, tu as le sourire coupable d’une petite fille prise la main dans le sac qui feint l’innocence. Mais tu caches un gros méchant secret. Et je finirai bien par le découvrir. 

     Au-dessus de lui, les hauts arbres tordus, ces fameux Chênes d’Aylmer qui font la réputation de la petite baie éponyme, oscillent en craquant, et leurs branches noueuses deviennent les doigts arthritiques de sorcières shakespeariennes prêts à se refermer qui ose cheminer dessous. Il distingue alors, porté dans la distance par le vent, un ululement singulier, tantôt douloureux, tantôt menaçant. En s’approchant encore, il remarque que ce chant énigmatique s’accompagne par d’industrieux tintements au galop métallique. On dirait une congrégation de harpies en train de débattre de quelque dessein funeste dans une chambre des communes à ciel ouvert. 

     Il marche à la rencontre de ce bruit. Bien vite, il se retrouve devant la mer. Enflée, odorante, inévitable. Chaque route finit par mener vers elle ici. Ses pas suivent tout naturellement cette passerelle qui descend vers la grève où a été emménagé un petit embarcadère. Le long de l’eau, une lumière saute et danse sur les vagues sombres, de l’autre côté de la baie : c’est l’enseigne pompeuse du restaurant de la Marina, le She Sells Sea Shells. Orage comprend alors que l’incantation cabalistique qu’on entend vient de là. Ce sont les mats des voiliers amarrés qui deviennent des flûtes nocturnes géantes, et les haubans qui les chapardent produisent l’effet d’applaudissements sourds tout à fait effrayants. Le diplomate reste un instant debout, immobile, saisi par le mystère de cette illusion auditive. Les masses d’air qui continuent de se déplacer autour de lui semblent le prendre dans leurs bras, et il ne sait plus s’il devrait éprouver malaise ou bien-être.

     Une partie de lui a envie de s’apitoyer sur son sort, de choir à l’idée qu’il est rendu ici, aux confins d’un premier monde léché et superficiel, lui qui, il n’y a pas si longtemps, arpentait de bord en bord le terrain, le vrai, celui des pros, celui autrement plus ardent des régions sales et déshéritées du monde, là où ça pète, là où la misère galopante ravage la vie et dont les bien lotis qui vivotent ici n’ont pas le début de l’ébauche de la première notion. L’année dernière à pareille date, quand il traversait des dunes en convoi blindé, en chemin vers quelque délicate tractation d’otages avec un chef de bande tamoul ou taliban, si on lui avait dit qu’il se retrouverait l’année suivante errant sur une grève de l’Ile de la Reine à s’émouvoir de la plainte fantomatique de quelques bateaux mis à quai comme lui, il ne l’aurait jamais cru. Et pourtant. Les missions et dangers de sa vie passée lui semblent encore si importants, et aussi, si lointains. Et puis, l’appel de la douceur iodée de ce patelin cantonné de l’autre côté des Rocheuses, là où il ne se passe jamais rien, n’est pas tout à fait facile à ignorer; un havre de repos, pour lui qui se sent si fatigué. Un pré-paradis réparateur, pour lui qui se sait brisé. 

     Tout à coup, il entend, tout juste derrière son épaule, un Hey lent et dansant comme on les fait par ici. Il sursaute, se retourne. À
 quelques pieds de lui, accroupi dans le remblai rocailleux, quelqu'un - ou plutôt quelqu'une - le contemple. 

-       C’est étonnant, n’est-ce pas? le bruit que ça fait. 

     Elle a une belle voix douce marquée de l’accent de la côte.

- Je ne vous avais pas vue.

-       Moi, si.

     D’où il se trouve, il ne perçoit que son visage, blanc, lunaire contre des cheveux sombres. Lentement, la jeune femme sort de sa poche une cigarette qu’elle allume sans cesser de soutenir son regard, puis souffle la fumée de côté. 

-       Vous savez, ajoute-t-elle comme pour le mettre à l’aise, vous n’êtes pas le seul à venir vous consoler ici. Et, comme il ne répond rien, elle continue: on pense qu’il n’y a personne dans ce trou le soir mais si on se planque ici, ça n’est pas long qu’on les voit défiler… les peines en tout genre… Remarquez, le site est parfait pour ça.

- Vous êtes une habituée du lieu, vous, on dirait.

-       On peut dire ça. 

     À ces mots, elle penche légèrement la tête dans une sorte de tic nerveux en direction de la mer, exposant la partie rasée de son crâne et quelque chose de brillant à son oreille. Il y a de ces moments curieux, relativement rares, dans l’existence, où le fil de algorithmique s'interrompt soudain. Comme si, inopinément, on sortait de l’histoire pour rejoindre une dimension d’absolu où plus rien ne compte que le tranquille instant présent. La troposphère semble alors molle, malléable, et se dilate, comme pour faire place à la houle d’un vent éternel qui ne cesserait d’embrasser le décor.

     Au loin, les bateaux chahutent et applaudissent de plus belle.

-       J’aime ces bruits. C’est comme une musique. Vous ne trouvez pas? 

     Son sourcil droit est percé, aussi, arrive-t-il à discerner. C’est une milléniale. Une milléniale modèle première génération, mais bel et bien une milléniale, pas de doute. Que peut-elle bien faire là, assise dans l’éboulis ? 

     Il n’a cependant pas le temps de s’y attarder. Un autre coup de vent crache quelques vagues plus intrépides jusque sur la rampe d’accès où il se tient, l’obligeant à trouver refuge plus près des rochers d’où son interlocutrice n’a pas bougé d’un millimètre. 

- Sapristi! Ça niaise pas!

-       Lolle »

     Le diplomate regarde ses souliers et le bas de son pantalon tout trempe.

- Vous pouvez bien rire. Je ne suis pas d’ici, moi.

-       J’avais compris ça! 



     Elle aspire encore une bouffée de sa cigarette. 

     Un long quart de minute s’écoule, pendant lequel ils se dévisagent en silence. Sans être spécialement jolie, elle a des yeux incandescents qui brûlent un peu quand ils vous percent. 

-       Toi, donc, c’est quoi ton deuil? 

     Il reste un instant interdit par la hardiesse de cette question.
 
- Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai un deuil?

-       Sais pas. T’as la face d’un type qui a vécu des choses. 

- Peut-être bien. Mais je ne serais pas le seul. 

     Elle tire sur sa cigarette lentement, avec ce geste de lèvre inférieure qu'ont parfois les fumeurs, et qui leur confère une moue dédaigneuse, laissant la fumée s'échapper 
par ses narines en filets de dépit.

-       Mangez le un pourcent! 
 
     La nuit s’agite encore un peu, puis finit par se calmer. Une lune laiteuse passe entre deux nuages. La milléniale écrase son mégot contre la roche. 

-       Attends… tu as entendu ça? 

     Il tend l’oreille. Quelque chose a remué les cailloux de l’autre côté de la digue, semble marcher, s’arrête.  

- Quelqu’un? Murmure-t-il.

-       … on dirait! Chut!  

     Ils restent un instant à se toiser sans se voir, tentant de discerner le bruit par-dessus le clapotis de l’eau. Le diplomate fait un geste vers l’avant mais une main le retient par le bras.

-       Monsieur…! Bouge pas! 

     Et alors, devant eux, majestueux, souple, comme suinté des rochers, un cougar immense traverse le rayon de lune. Orage n’en avait jamais vu un d’aussi près, et c’est assez impressionnant. Le félidé passe tout droit sans s’arrêter. À peine a-t-il tourné la tête en leur direction, avant de remonter la jetée vers l’autre côté des roches. Orage et la jeune femme retiennent leur souffle, n’osant broncher d’un poil. Au loin, les haubans s’exaltent encore, comme s’ils se félicitaient de la scène qui, soudain, a pris un tournant moins drôle.

     Au bout d’un moment qui semble interminable, Orage jette un coup d’œil en direction de la passerelle d’où il est arrivé tout à l’heure, et calcule que la voie est libre. Il ose un pas; l’animal n’est plus en vue. Pour l’instant. Il fait un signe du menton à la jeune femme de le suivre. Or, celle-ci ne bouge pas. Il se retourne et lui tend la main. Mais ce sont ses coudes qu’elle soulève plutôt, alors qu’elle se propulse vers l’avant. Le reste de son corps, jusque-là caché, apparaît alors dans la flaque de lumière et Orage comprend. 

     Il ne fait ni de une ni de deux, se glisse derrière elle et saisit les poignées en métal. Ils s’engagent sur l’embarcadère. Il voit par où cette jeune handicapée a dû rouler:  un appontement de bois, sur le côté, offre une surface plus plate mais certainement bruyante. Il la pousse plutôt dans le petit chemin de terre par lequel il est descendu, et la propulse vers le haut, par-dessus les cailloux. Elle est si légère en fait, et son fauteuil si basique qu’il arrive presque à la soulever. En quelques enjambées, ils ont rejoint le trottoir, et en quelques autres, traversé la rue. Un peu plus loin, la mare lumineuse d’un réverbère leur indique le chemin vers plus de sécurité. 

     Ils avancent ainsi sans se parler, Orage toujours poussant le fauteuil.

     Dans leur dos, au loin, le She Sells Sea Shells ricane, maléfique, dans des rafales de câbles déchainés.

-       Pas question que je vous laisse retourner seule chez vous. 

- Ce n’est pas habituel.

-       J’ose le croire! C’est surréel! 

- N’en mettons pas trop. C’était probablement à cause de la carcasse d’un animal. Fort probablement un phoque. Ça arrive. Ce n’est pas fréquent, mais ça arrive. Que faites-vous?

-       Je le signale. 

- Rangez votre appareil. Vous pourriez vous coller une amande salée si vous dérangez les services de secours pour rien. 

-       Vous appelez ça rien, vous, un puma géant? 

Elle rigole.

- Vous êtes vraiment un nouveau, hein? Elle s’interrompt un instant, prenant la mesure de ce qui vient de se passer. Un sourire traverse son visage. Eh ben! On peut dire qu’on l’a échappé belle! 

-       Où habitez-vous? 

     La jeune femme fait un signe du menton en l’air, comme pour désigner un lieu vague derrière elle. Et derrière, la rue offre une façade de manoirs chics, repliés derrière les arbres, et protégés de hautes grilles toutes plus élégantes les unes que les autres.  

     Ils avancent un peu plus loin le long du trottoir, jusqu’à la porte cossue d’une de ces clôtures. La jeune femme applique alors sa paume à plat sur la plaque du détecteur et le portail s’entrouvre le temps de la laisser se faufiler à l’intérieur d’un vigoureux coup de bras tatoué.

     « Mange le un pourcent! » ne peut s’empêcher de railler Orage en voyant la demeure impressionnante qui dort derrière elle. 

- Fais pas chier. 

     Elle se retourne, poussant les roues d’un geste habile. Le diplomate reste là, les bras ballants, comme s’il aurait pu lui être encore utile de quelque façon, maintenant que la grille les sépare. Que peut-il arriver de toute façon, qu’un autre chat sauvage surgisse des bosquets importés?

- Hé, monsieur...
 Sa voix s’est radoucie. Merci, hein! 

     Deux coups de roue, et l’obscurité l’a ravalée. 

     Ce n’est que trois coins de rues plus loin qu’Orage se rend compte qu’ils ne se sont même pas présentés. 


*



      Parfois, en effet, il arrive que l’univers, cet infatigable engin à pistons poussant et crachant de toutes parts, gèle sur lui-même et s’interrompe, à la manière d’un internet sur forfait économique en région éloignée. Dans ces moments, ceux qui le peuplent, temporairement libérés de la trame qui les coud inexorablement les uns aux autres, en ressentent d’un seul coup tout l’abrupt soulagement. Ils flottent alors dans une félicité aussi calme qu’imprévue, comme si leur esprit avait rejoint les étoiles. Or, pour ces petits êtres humains, tenter de décrire un tel état de grâce, c’est déjà l’entamer, c’est déjà le faire fuir. Et c’est peut-être pour cette raison que personne n’en parle jamais. On dit parfois qu’un ange passe, que le temps suspend son vol, ou autres figures de style de la même farine. Ce ne sont que de pâles allusions au véritable phénomène.  Car, en réalité, tout permet de croire que pendant ces interruptions de services l’univers saute de sillon, s’immisçant dans une voie parallèle de la même façon qu’un capteur wifi surfe de réseaux en réseaux selon leur disponibilité respective, sans que l’utilisateur n’en ai nécessairement conscience. Tout ce dont il aurait besoin serait alors un point unique, aussi petit soit-il, comme antenne par laquelle se tordre, se contracter, passer pour se projeter de l’autre côté à nouveau dans toute sa majestueuse plénitude : le chas d’une aiguille, le bœuf d’un œil, l’œil d’un tigre … ou bien, à défaut, l’œil d’un cougar.

     Or celui qui nous intéresse avait vu, de cet œil, pourrait-on dire, de lynx, les deux humains sur la grève. Elle – car il se trouve que ce fût un elle -  savait qu’ils étaient là, elle avait senti plus tôt leur puanteur nauséabonde. Ce qui l’avait attirée cependant se trouvait de l’autre côté, irrésistible comme une bonne aubaine que chaque ondulation du vent lui promettait. Elle a donc attendu, un peu en retrait, puis, quand elle a estimé la voie libre, c’est-à-dire lorsqu’elle s’est aperçue que les humains ne risquaient pas de lui bloquer le passage, elle s’est décidée. Ses pattes agiles ont sauté de roc en roc entre les vagues, et, en quelques bonds, elle a atterri de l’autre côté, hors de leur vue, et devant le festin promis. Pour certains, le changement de réseau décrit plus haut s’avère ainsi fort avantageux.

     Pour d’autres, malheureusement, ça l’est moins. Quelque chose arrive – un bug dans le système, une erreur de code, peut-être. Qui sait? Le résultat n’en demeure pas moins, pour ces quelques malchanceux, dans les faits, des plus regrettables. Ces abonnés se voient soudain abruptement et irrévocablement privés de service; ils ne passent pas le chas, ni l’œil, mais plutôt l’arme. À gauche, pour être plus précis. Ainsi cette Mlle Hall. Pas de chance, vraiment. Remarquez, on avait souvent dit qu’elle n’avait pas de nez non plus : qu’elle choisissait mal ses amants, ses fréquentations, même ses boulots. Ce petit nez qu’elle poudrait d’ombre « contour » jusqu’à seize, vingt fois par jour avant de faire un bullseye dans la caméra de son téléphone. Ce nez qu’elle destinait à une opération, un jour. Ce nez enfin dont elle n’aurait plus jamais à se soucier, une partie se trouvant maintenant en bonne voie de digestion au fond du ventre d’une cougar femelle que la gestation récente rendait moins exigeante que d’habitude.  

     Car elle était rendue là, Mlle Hall. On dit elle, mais, entendons-nous, il s’agit de cette partie d’elle qui avait survécu au saut de l’univers, qui était restée de ce côté-ci de la réalité. Sa dépouille, autrement dit – ou, si on veut être encore plus précis, les restes humains de sa dépouille gisait ouverte, retournée comme une chaussette sale et abandonnée, exsangue, tous boyaux dehors, au régal de crocs charognards. En plus du nez, un œil avait également été croqué, et malgré ce détail, croyez-le ou non, elle avait encore collé sur la face cette expression niaise qu’on lui avait tant vue adopter sur divers réseaux sociaux, cette note superficielle qui lui donnait l’air de quémander des câlins virtuels. « N’oubliez pas de cliquer j’aime à la fin de ce clip, c’est comme si vous me bécotiez à chaque fois ». 

     Hé bien. Au pied du brise-lames, partiellement dissimulée dans la rocaille et la nuit noire, le seul baiser qu’elle ne recevra plus à présent sera celui, mouillé, de la marée montante qui vient lui apposer un j’aime final au goût de sel et de sang.

*


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